Notre Compagnon Didier Rossi nous offre aujourd’hui une recension du grand livre de Marc Bloch « L’Etrange défaite », analyse implacable des causes de l’effondrement de juin 1940. C’est un ouvrage de référence et l’élégante et passionnante plume de Didier Rossi donnera certainement envie de le découvrir à ceux qui ne l’ont pas encore lu et peut-être de le relire pour les autres.

Historien de talent, acteur engagé, martyr de la Résistance, Marc Bloch continue aujourd’hui de nous inspirer et de nous faire aimer la France.

Avant de laisser la parole à Didier Rossi, méditons cette citation de Marc Bloch à l’heure où une triste mode venue d’Outre-Atlantique tend à rejeter et à vouloir travestir l’histoire des Nations : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ».

S’il est un nom et un titre d’ouvrage qui, ces derniers mois, furent abondamment cités par les médias à l’occasion de la crise sanitaire, c’est bien ceux de Marc Bloch et de son célèbre livre : L’Étrange Défaite. Comment peut-il y avoir de comparaison possible entre la défaite cuisante de 1940 et la crise sanitaire qui touche le monde et donc notre pays, La France ? Raccourci historique saisissant, hardi  voire hasardeux ? Rapprochement approximatif et donc contestable ? Élucubrations journalistiques ? Conclusions hâtives de plumitifs en mal de reconnaissance ?

Comment peut-on en effet, au prime abord, s’aventurer à mettre en parallèle une situation de guerre, 1940, avec une épidémie qui échappe à la volonté des hommes ? Nous y reviendrons brièvement et sans esprit de polémique, car telle n’est pas la vocation de cette rubrique. Dans les deux cas, ce sont les hommes qui furent en première ligne en 1940 et qui le sont encore aujourd’hui, aux côtés des femmes bien sûr, quelques décennies plus tard.

Un premier constat s’impose ! S’il est possible d’entrevoir des similitudes entre ces deux évènements, a priori si dissemblables, c’est que des constantes comportementales ont été identifiées. Des constats analogues ont été mis en exergue . Dysfonctionnements ? Caractère des détenteurs de l’autorité ? Organisation de la prise de décision ?

N’anticipons pas et revenons quelques instants à Marc Bloch.

Né à Lyon en 1886, il fit ses études au lycée Louis- Le -Grand puis il entre à l’École Normale Supérieure en 1904 avant d’être reçu à l’agrégation d’histoire en 1908. Après plusieurs séjours en Allemagne, il enseigne l’histoire de 1912 à 1914 dans les lycées de Montpellier et d’Amiens.

Mobilisé en 1914 avec le grade de sergent, il achève la première guerre mondiale porteur du grade de capitaine après avoir été cité quatre fois à l’ordre de l’armée et avoir reçu la croix de guerre. Marc Bloch est un authentique patriote.

Spécialiste du Moyen-Age ( « La Société Féodale », « Les Rois Thaumaturges », « Rois et serfs, un chapitre d’histoire capétienne »…), il enseigne à Strasbourg où il rencontre son alter égo, son ami, Lucien Febvre avec lequel il fonde la fameuse École des Annales qui développe une approche holistique des sciences humaines en général et de l’histoire en particulier.

En 1939, chargé de famille, il décide néanmoins de rejoindre Dunkerque puis gagne Londres avant de débarquer à Cherbourg. Menacé puis exclu de la fonction publique par les décrets de Vichy d’octobre 1940 pris contre les Français d’origine juive, Marc Bloch se réfugie en zone libre où il noue ses premiers contacts avec la résistance.

Il entre dans la vie clandestine en 1943 en intégrant le mouvement « Franc-Tireur».

Le 08 mars 1944, il est arrêté par la Gestapo  qui lui fait subir les pires sévices : poignet cassé, côtes enfoncées et supplice du bain glacé. Il est emmené dans le coma à la prison de Montluc.

Le 16 juin 1944 il embarque, avec d’autres détenus, à bord d’un camion. A proximité de Saint-Didier-de-Formans, les détenus sont invités par les Allemands à descendre. Ils ont compris que leur sort était scellé. Marc Bloch sera fusillé le premier. En tombant, il crie : « Vive La France ».

« L’Etrange Défaite » a été rédigé de juillet à septembre 1940. C’est donc une analyse et un témoignage à chaud des événements de 1940. Le manuscrit faillit disparaître à plusieurs reprises. Dissimulé dans une maison qui devint un poste de DCA allemand, il fut éparpillé à même le sol sans que quiconque n’y prête la moindre attention. Récupéré par les bons soins d ‘un ami, il fut rendu à la famille Bloch. « L’Etrange Défaite » ne fut publié qu’en 1946.

Dans l’incipit de « l’Étrange Défaite », Marc Bloch prévient le lecteur : « Français, je vais être contraint, parlant de mon pays, de ne pas en parler qu’en bien ; il est dur de devoir découvrir les faiblesses d’une mère douloureuse ».

Bloch se lance dans un long réquisitoire contre ceux qui avaient en charge la défense du pays : les militaires. Mais, nous verrons que le mal est bien plus profond et que la défaite de 1940 est à inscrire au passif des militaires certes mais plus largement à celui de la France dans ses différentes composantes.

Le Général Blanchard est un brave « type ». Vraisemblablement. Avachi sur son fauteuil, regard perdu, frappé d’impéritie, sans ressort, dépassé par les évènements, il s’entend dire par un subalterne : « Faites ce que vous voulez mon général, mais faites quelque chose » .

Voilà qui résume assez bien l’état d’esprit de 1940. C’est la formation des cadres que Marc Bloch pointe du doigt. L’entre soi, la paix qui semble installée pour l’éternité, la consanguinité du recrutement, le train train quotidien, les réceptions en tenue d’apparat dans les mess des officiers expliquent « certaines défaillances qui ont leur principale origine dans le battement trop lent auquel on avait dressé les cerveaux » .

Par ailleurs, Bloch dénonce la faible porosité entre les services de commandement et le terrain à tel point dit-il que « les mouvements d’officiers entre l’état major et le terrain sont limités » ,constat qui conduit « à la cristallisation des cadres » .

S’agissant de la formation des jeunes officiers, l’auteur de « La Société Féodale » remet en cause les partis pris pédagogiques inhérents à l’école de guerre notamment. Superficialité et légèreté alors que l’enseignement militaire se doit de former des officiers capables d’adaptation, rapides à la prise de décision, habiles à confronter des hypothèses…Or, pour Bloch, « les jeunes cerveaux sont à l’ordinaire déjà trop enclins à se griser de mots et à les prendre pour des choses ».

Pour faire bonne mesure, il ajoute : « il n’est pas pire danger pour une pédagogie que d’enseigner des mots au lieu des choses. L’enseignement à l’école de guerre est formaté et convenu favorisant bien insuffisamment l’esprit de décision, de réalisme et d’improvisation » .

Marc Bloch établit un constat sans appel : la France, en 1940, s’est trompée de guerre. Elle a mal préparé ses officiers dans les écoles de formation allant jusqu’à ignorer ou tenir pour quantité négligeable des aspects d’une formation dite moderne qui se révéleront pourtant indispensables et décisifs. En effet, précise Marc Bloch : «  on a raconté que Hitler, avant d’établir ses plans de combat, s’était entouré d’experts en psychologie ».

Selon Marc Bloch, la formation des cadres est inadaptée car s’appuyant sur des concepts dépassés et faisant référence à des conflits antérieurs. Il estime que les critères de recrutement dans les écoles d’officiers et à l’école de guerre ne répondent plus aux nécessités de 1940.

A cet égard, comment ne pas songer aux propos de Jules Moch, plusieurs fois ministre et capitaine de corvette à 47 ans sur décision spéciale : au sommet de toute large hiérarchie, culture générale, intelligence, sang-froid et caractère sont plus utiles qu’une connaissance, même détaillée, d’une fraction du vaste domaine à gérer».

Cet entre soi qui se caractérise par les changements de grade automatiques, l’esprit de cour, parfois le népotisme ont abouti à ce que « notre commandement fut un commandement de vieillards » .

Bloch regrette l’esprit de Valmy et des soldats de l’an II. A quoi pense-t-il  au juste ? Probablement à la réplique de Rodrigue dans le Cid de Pierre Corneille : «  je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années».

Qu’on y songe ! Soult n’est que simple caporal avant d’être nommé général de brigade à 25 ans puis maréchal, Augereau fils de domestique et d’une marchande de fruits, est général de brigade à 33 ans, Murat simple Maréchal des Logis est chef d’escadron à 25 ans, Bessières, barbier, maréchal à 36 ans, Jourdan commis en soierie a 30 ans quand il est nommé général de brigade, Hoche fils de palefrenier s’engage comme simple fusilier pour être nommé adjudant-général chef à 33ans, Masséna est mousse sur un navire marchand avant d’obtenir le grade de général à 34 ans, Lannes modeste apprenti teinturier est élevé au grade de général de brigade à 27 ans…

Ce furent des militaires dont les qualités furent reconnues très vite. D’extraction familiale fort modeste pour la plupart, ils devinrent très jeunes des officiers de haut rang.

Avec les critères de recrutement propres à l’armée française au sortir de la Grande Guerre, ces carrières  « météores » sont inenvisageables et de toute façon mal vues. C’est ce qui fait dire à Marc Bloch, à propos du Général de Gaulle, que « le Comité de Salut Public eut fait de lui non pas un simple général de brigade mais un général en chef».

Il ressort de cette atmosphère émolliente au sein des armées françaises des comportements « étranges » de la part de ceux qui avaient en charge la défense du pays. Nos militaires semblent frappés de cécité à tel point nous dit Bloch que « les chefs de 1939 pensaient refaire la guerre de 1914 comme les chefs de 1914 pensaient refaire les batailles napoléoniennes ».

Or, un peu plus loin, l’auteur ajoute  : « L’historien sait bien que deux guerres qui se suivent si, dans l’intervalle, la structure sociale, les techniques, la mentalité se sont métamorphosées ne seront jamais la même guerre ».

Et Bloch de poursuivre sur ce jugement sans appel : « la mollesse du commandement eut son origine avant tout, je crois, dans les habitudes contractées durant la paix ».

Par ailleurs, il n’épargne pas non plus l’organisation de l’armée française. Dilution des responsabilités, atomisation des centres de décision, guerre des égos conduisant le plus souvent à des retards dans la prise de décision ce qui, en temps de guerre est impardonnable et le plus souvent fatal. «  Là où le nombre de chefs superposés est trop grand, la responsabilité se dilue entre eux au point de cesser d’être vivement sentie par aucun. » Et l’auteur d’ajouter : « je me rendis compte qu’il n’y avait pas, au vrai, une armée française, mais, dans l’armée plusieurs chasses gardées » . Nous en sommes à nous poser ces deux questions : Qui fait quoi ? Qui commande qui ?

Le réquisitoire de l’auteur est sans appel puisque là où il était affecté, c’est à dire officier en charge de l’approvisionnement en essence, il vit des comportements erratiques, des officiers semblant affairés, folâtrant çà et là ; aussi écrit-il «  dans le rapide effondrement des ressorts moraux, dans notre commandement, une mauvaise hygiène de travail fut pour beaucoup (nuits blanches, manger à la hâte sans heures fixes, errant de bureau en bureau, papillonnants d’affaire en affaire…) ».

Or pour Marc Bloch « sans un emploi du temps bien réglé, il n’est pas d’activité vraiment féconde ».

Bloch ne s’attarde pas trop sur les choix stratégiques simplement parce qu’ils découlent, tout naturellement, d’esprits insuffisamment sollicités et pour le moins embrumés. La ligne Maginot ? Les blindés ? L’aviation ? La France, en 1940, fait le choix de 1914 tandis que « les Allemands croyaient à l’action et à l’imprévu. Nous avions donné notre foi à l’immobilité et au déjà fait. Cette guerre accélérée, il lui fallait naturellement son matériel. Les Allemands se l’étaient donné. La France non, ou du moins, pas en suffisance ».

Pourquoi donc cette insuffisance de matériels au sein d’une armée considérée comme une des meilleures du monde ? Simplement, parce que « la ligne Maginot fut construite à grands frais ».

Quant aux soldats, Bloch fait preuve de mansuétude envers eux. Même s’il y eut des comportements désinvoltes, il convient de respecter les 3 000 morts de la « Drôle de guerre » .

L’auteur fut, nous le savons, un ancien combattant de la Grande Guerre. Marqué par cette terrible expérience, il en tire un enseignement fondamental : «  je n’ai pas connu, en 1914-1918, de meilleurs guerriers que les mineurs du Nord/Pas de Calais. » Désappointé, il poursuit : « l’armée allemande donne, par rapport à la nôtre, une incontestable impression de jeunesse. » Tout est dit !

Il serait injuste de réduire ce grand livre, très actuel, comme on peut le constater, à la gabegie, l’anomie, l’impéritie bref à l’incapacité des militaires. Trop simple car, faut-il le rappeler, l’armée est au service des gouvernants qui, eux, ont reçu leur mandat du peuple et de lui seul. Ce qui fait dire à Bloch que « dans une nation, jamais aucun corps professionnel n’est, à lui seul, totalement responsable de ses propres actes ».

Mais, force est de reconnaître que cette défaite, qui est encore, aujourd’hui, enfouie dans l’inconscient collectif des français comme l’est la victoire aux forceps de 1918, est « avant tout celle de l’intelligence et du caractère. » Et Bloch renchérit, impitoyable : « Rien ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens ».

Ce n’est pas le lieu de condamner le personnel politique de la 3eme République. Certains s’y sont aventurés à Riom avec le résultat que nous connaissons. Le pays n’avait plus de ressort parce qu’il ne croyait plus en lui-même. Entre les comportements excessifs des uns, la pusillanimité des autres, notamment d’une partie du patronat (lire à ce propos l’excellente thèse de Renaud de Rochebrune et Jean-Claude Hazera : « Les patrons sous l’Occupation ».) et les gouvernants dépassés par la tourmente, la France était devenu un bateau ivre. Bloch dont la fibre sociale n’est plus à démontrer n ‘épargne pas le monde syndical en affirmant avec courage : « les défaillances du syndicalisme ouvrier n’ont pas été, dans cette guerre-ci, plus niables que celles des états-majors ».

Oui mais voilà, 1940, à l’exception de quelques sursauts (Montcornet) c’était la débandade. Plus rien ne tenait et « il y eut à travers le pays, une vraie folie de l’exode. Des fonctionnaires ont fui sans ordre et des ordres de départ ont été prématurément donnés ».

Par ailleurs, on se souvient, peut-être, de la conclusion du discours de Georges Clémenceau, Président du Conseil et Ministre de la Guerre, prononcé le 20 novembre 1917 à l’Assemblée Nationale : «  Ma politique intérieure, je fais la guerre, ma politique extérieure, je fais la guerre, je fais toujours la guerre» . Cette volonté du Tigre tranche avec ce qu’aurait du être, selon Marc Bloch, la France de 1940 : « Il n’est plus en temps de guerre de métier. La nation armée ne connaît que des postes de combat ».

En 1940, la France avait oublié 1917 .

Au début de notre propos, nous avons eu l’audace d’établir un parallèle entre 1940 et la crise sanitaire. Chacun aura identifié des similitudes de caractère, des situations comparables, des organisations inadaptées, un processus de décision sinusoïdal, des contre vérités parfois des mensonges et des décideurs dépassés. Chacun jugera selon sa sensibilité, niera ou non qu’il y ait pu avoir des manquements tant en 1940 (le contester semble difficile) qu’en cette période de pandémie. Le lecteur est seul juge.

1870, 1914, 1940, tout serait perdu comme on l’entend parfois aujourd’hui. La France, selon certains observateurs, ne se serait pas remise de l’humiliation de 1870, de la saignée démographique de 1914 et de la honte de 1940. Ce n’est pas l’avis de Marc Bloch. Il croit en la France, au sursaut salvateur, à sa résilience. Par dessus tout, il croit en sa jeunesse qui, seule, selon lui, sera capable de frayer une voie nouvelle.

Pour conclure cette recension qui mériterait quelques pages supplémentaires, laissons une dernière fois, la parole à cet homme admirable, Marc Bloch, qui fut une parcelle lumineuse de la France :

« La France de la défaite aura eu un gouvernement de vieillards. La France d’un nouveau printemps devra être la chose des jeunes. Nous réclamons, toutes fenêtres ouvertes désormais, un grand balayage de l’atmosphère. Ce sera la tâche des jeunes.

Les révolutions ont toutes une vertu, inhérente à leur élan : elles poussent en avant les vrais jeunes.

Il lui faudra à ce peuple (français) se remettre à l’école de la vraie liberté d’esprit. Il est bon qu’il y ait des hérétiques et les milieux militaires n’étaient pas les seuls à avoir perdu de vue cette maxime de sagesse.

Quant à moi, la France demeurera la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’y ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel et je me suis efforcé à mon tour de la défendre de mon mieux».

« L’Etrange Défaite », un livre très actuel, n’est-ce pas !

                                                                                                                                                           Didier Rossi

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