Parmi les nombreuses qualités de notre fidèle et talentueux Compagnon, Didier Rossi, chacun lui reconnaît cette faculté certaine à susciter chez nous l’envie de lire ou de relire les ouvrages dont il nous gratifie de ses recensions et nous en laisse florer la substantifique moelle, les messages essentiels.

Redécouvrons avec ce « Kesselien » dans l’âme cet auteur exceptionnel et ce patriote intransigeant, engagé volontaire en qualité d’aviateur durant le premier conflit mondial et combattant de la Résistance puis membre des Forces aériennes françaises libres (FAFL) durant le second.

« Ah, Joseph Kessel ! Un monument de la littérature française dont la reconnaissance fut quelque peu tardive car ses pairs, pas tous fort heureusement, eurent quelques réticences à l’accepter parmi eux au motif qu’un journaliste/grand reporter n’est pas un écrivain. Injuste traitement que l’histoire littéraire a effacé puisque Kessel est désormais publié dans la prestigieuse collection « La Pléiade ». Fermez le ban !

Nous citerons ci-après quelques éléments de sa biographie mais la vie de Kessel est si riche, si intense, si immodérée qu’il convient d’inviter les lecteurs à lire le livre, au titre évocateur, « Joseph Kessel ou sur la route du lion » que le regretté Yves Courrière a consacré à son ami.

A lire absolument car avec cette biographie nous parcourons, à grandes enjambées, les premières décennies du siècle dernier et, il est parfois difficile de suivre Kessel, l’homme aux mille vies.

Joseph Kessel est né le 15 janvier1898 en Argentine. Il décède à Avernes (Val d’Oise) le 23 juillet 1979.

Son premier succès littéraire est un roman publié en 1925 : « l’Equipage» C’est ce dernier que nous évoquerons ci-après.

Ses parents d’origine juive quitteront l’Argentine alors que Joseph est âgé de trois ans. Ils s’installent à Orenbourg en Lituanie qu’ils quitteront en 1908 pour vivre à Nice. Là, le jeune Joseph étudiera au Lycée Masséna puis, plus tard, à Louis-Le-Grand à Paris.

Tour à tour grand reporter, journaliste, écrivain, Kessel est le grand témoin d’un siècle où l’horreur le dispute à la souffrance des hommes.

Kessel, c’est aussi le « Chant des Partisans » qu’il écrivit avec son neveu Maurice Druon. C’est l’homme engagé aux côtés du Général de Gaulle au sein des Forces Françaises Libres.

A cet égard, retenons cet échange entre Kessel et De Gaulle auquel l’écrivain est présenté pour la première fois :

– « Mon Général, comment croyez-vous que cela se terminera ? » demande Kessel.

– « Mon cher, c’est fini, c’est gagné. Il n’y a plus que quelques formalités à remplir » répond De Gaulle.

Nous sommes en janvier 1943. C’est dire les talents de visionnaire du grand homme.

Le 22 novembre 1962, Joseph Elie Kessel dit Jef est élu à l’Académie Française.

Alors lisons ou relisons Le Lion, Les Cavaliers, Fortune Carrée, Le Tour du Malheur, l’Armée des Ombres, La Passante du Sans Souci

Et puis pour le cercle des «  kesseliens », dont l’auteur de ces lignes se revendique d’appartenir, il est bon de se réfugier dans la librairie « La Rose de Java », rue Campagne Première à Paris, très largement consacrée à l’académicien. Le propriétaire de l’établissement était un de ses amis.

Kessel, c’est une féerie, c’est une irrésistible attraction vers les hommes vrais, authentiques et sincères comme ceux qu’il évoque dans son livre : « Tous n’étaient pas des anges »

Rejoignons sans plus tarder les membres de « L’Equipage.». Comme souvent avec Kessel, ce roman est largement inspiré de sa propre expérience, en l’occurrence celle de la première guerre mondiale. Il y met en scène des hommes simples et droits.

Jean Herbillon est un jeune aspirant qui s’apprête à rejoindre son escadrille dans l’est de la France. Scène rituelle qui veut que les parents accompagnent le jeune officier sur le quai de la gare et où Denise, sa compagne qu’il connaît depuis peu, détail qui aura son importance, vient l’embrasser avant le grand départ. Jean rêve de gloire, de reconnaissance, et de médailles. Est-il sincère ? Quelle idée se fait-il de la vie militaire ? Que sait-il de la guerre, de la peur, de la mort, de la perte des camarades ? Kessel connaît ce type d’homme et il nous livre un élément de réponse :

« Herbillon s’accusait.Il savait bien ce qui l’avait poussé dans l’aviation. Ce n’était pas une soif d’héroïsme, mais de vanité. Il s’était laissé tenter par la séduction de l’uniforme, des insignes glorieux, par le prestige de l’homme ailé sur les femmes ».

Arrivé sur son lieu d’affectation, Jean Herbillon s’empresse d’enfiler son uniforme d’officier qui n’a jamais servi. Au mess, il rencontre un homme au visage juvénile et portant une tunique noire quelque peu élimée.

Herbillon se méprend en pensant trouver là un camarade nouvellement affecté à l’escadrille. Sauf qu’en tendant sa main Jean Herbillon aperçut trois filets d’or. Il s’agit de Gabriel Thélis, capitaine et commandant de l’escadrille.

Au départ quelque peu désinvolte Herbillon se confond en excuses.

Gabriel Thélis est la clé d’entrée du roman avant que l’autre protagoniste n’arrive. Thélis incarne les vertus chères à Kessel : le courage, la bravoure sans la témérité, la droiture, le sens de l’honneur.

Il sera le pygmalion de Jean qui, pour l’heure, n’oppose à son chef qu’un comportement de « blanc bec ».

« Que vous a-t-on enseigné ?» demande Thélis.

« Mais…tout mon capitaine ! »

« C’est trop ! » rétorque Thélis.

« Savez-vous regarder ?» demande Thélis.

Jean Herbillon est vexé car son chef vient de lui administrer, en quelques mots, sa première leçon : l’apprentissage de l’humilité . La connaissance livresque n’est en effet que peu de chose sans l’expérience du combat et l’exposition au feu de l’ennemi. Tel est le message que Thélis envoie à son jeune subordonné.

Les pilotes Virense, Brûlard, Marbot, Deschamps, Laudet, les mitrailleurs Gival et Malote, Dufrêne le photographe composent l’essentiel de l’escadrille. Ce sont des grognards qui reconnaissent l’autorité du chef dès lors que ce dernier se montre exemplaire et juste. Un seul, à leurs yeux, remplit ces critères : Gabriel Thélis.

C’est alors que se présente le lieutenant Claude Maury, nouvellement affecté.

Ce dernier n’est pas le bienvenu : il n’a pas fait ses preuves. Tout lieutenant qu’il est, Claude Maury est un intrus qui cherche, en dépit d’un accueil glacial, à se faire accepter. Il trouvera un allié en la personne de Jean, victime lui aussi, à son arrivée, de l’ostracisme des autres aviateurs.

Au moment de constituer les équipes, Maury est rejeté et seul Herbillon, « par vanité ou pitié » accepte de faire équipe avec le nouveau venu : l’équipage est constitué.

Peu à peu, une amitié profonde et sincère se développe pour aboutir à une authentique fraternité à tel point que « dans la furie de l’hélice et du vent qui étouffait la voix humaine, il surent se comprendre d’un signe et souvent Maury, se tournant vers son compagnon, trouvait en ses yeux la réplique de sa pensée. »

Cette complicité, cette complémentarité et ce profond respect mutuel se transformeront en une authentique fraternité. Une égalité parfaite.

Un jour, au moment de partir en permission, Maury confie à l’aspirant une lettre destinée à sa femme, Hélène, qu’il devra lui remettre.

Après quelques jours passés auprès de Denise, Jean Herbillon se décide enfin à porter la missive à la femme de son ami Maury. Il n’est que temps car l’heure du retour à la base approche.

Reçu par la gouvernante dans une maison cossue, Herbillon attend dans un boudoir la maîtresse de maison.

Et là, l’aspirant Jean Herbillon, stupéfait, abasourdi, sidéré comprend, en voyant Hélène, que Denise et Hélène sont une seule et même personne.

Un dialogue poignant s’instaure entre les deux.

« Mais comprends donc enfin ! Ton mari me chérit comme un frère » dit Herbillon.

« Tu l’aimes donc tant ? » répondit Denise. L’aspirant hocha la tête.

« Tu pars Jean ? Pour toujours ?

« Je ne sais plus rien. » répondit-il.

Encore bouleversé et tout ébahi par ce qu’il venait d’apprendre, dans le train qui le ramène à la base, Jean pense aux mots d’accueil du capitaine Thélis qui le mettait en garde contre un excès d’optimisme voire une désinvolture coupable car disait le capitaine «  une escadrille se renouvelle vite. Plus on vole, plus on réduit sa chance. »

Déjà, Berthier, Deschamps, Gival étaient morts au combat. Jean ne les connaissait que depuis quelques semaines.

Après un long voyage, Jean retrouve sa véritable famille « celle des hommes seuls où les lois élémentaires gouvernaient l’existence sans les charger d’inutiles soucis».

Mais, il lui fallait revoir son frère d’armes alors qu’un lourd secret l’obligeait à une conversion du regard. Comment faire ? Que dire ?

« Alors, Jean, comment trouvez-vous ma femme ?» dit d’un air enjoué le lieutenant Maury.

« Excusez-moi, je suis exténué » répondit Herbillon. Et, il quitta la pièce. Maury troublé s’interroge.

Quelques jours plus tard, Thélis apporte la nouvelle : Jean Herbillon est cité à l’ordre de l’armée. Ce dernier n’a pas le cœur à fêter l’évènement. Il dissimule sa décoration comme pour mieux se soustraire aux autres. Il fuit le regard de Maury.

Un pacte est rompu. Mais qui est responsable : Maury, Herbillon, Denise/Hélène ? Y-a-t-il un responsable du reste ? Leur fraternité peut-elle résister ? Leur fraternité est-elle soluble dans un amour partagé ?

Kessel, à ce stade du roman, pose une question centrale : y-a-t-il quelque chose de supérieur à l’amour ? Nous le saurons.

Herbillon sait tout d’Hélène tandis que Maury ne sait rien de Denise. Sauf que Maury verra que le courrier reçu par Jean est de la même écriture que le sien.

Il a compris mais ne dira rien à son frère.

Le drame se produisit comme prévu. Non pas la vengeance de Maury ni le combat fratricide pour le cœur d’une femme. Pour Kessel, il y a plus grand, plus noble et plus respectable : la mort au combat. Thélis ivre de fatigue, et harassé par les multiples missions manque un atterrissage. Ainsi disparaît l’âme de l’escadrille, celui qui savait donner un sens à chacune des missions, qui encourageait, savait reconnaître les qualités des uns et des autres, bref un chef.

Brusquement les membres de l’escadrille avaient vieilli car «  ils sentirent tous que le sourire dessiné par une main trop ferme sur ces lèvres qui furent si joyeuses emportait un lambeau très cher, très pur et très noble de leur jeunesse. » En lisant ces derniers mots, on pense immanquablement à Malraux.

On vieillit vite lorsque l’on fait la guerre. La guerre est une accélération de la maturité. Elle agit comme un révélateur sur les hommes. Les tricheurs et les dissimulateurs n’y ont pas leur place. C’est l’un des enseignements de ce roman largement autobiographique qui rappelle, à maints égards, celui de Roger Vercel, « Capitaine Conan », prix Goncourt en 1934.

Après la mort de Thélis, Claude Maury prend le commandement de l’escadrille sans l’assentiment de tous les membres. Il n’est guère aisé de remplacer Thélis tant était forte et rayonnante sa personnalité.

Par ailleurs, une rupture s’est opérée entre Jean Herbillon et Claude Maury. Sans en avoir parlé, ils savent l’un et l’autre qu’une femme a rompu, bien involontairement, ce pacte fraternel, ce bel « équipage ». Et si Denise/Hélène aimait et Jean et Claude ? Tout Kessel est là : pourquoi cette exclusivité des sentiments lui qui a tant aimé ?

Mais la guerre impose son rythme et ne laisse que peu de place aux atermoiements et à la morale. « L’équipage » doit retourner au combat.

Après une joute homérique avec plusieurs biplaces ennemis, pendant laquelle l’image de Denise pour l’un et d’Hélène pour l’autre apparaissait tour à tour ; l’un rongé par les regrets, l’autre en quête de vérité, après un combat inégal Maury, blessé, réussit à poser son appareil après un atterrissage audacieux et périlleux.

Maury en roulant sur l’herbe laisse éclater sa joie. Il se retourne vers Jean « mais dans la carlingue, les secousses de l’appareil ballottaient une tête qui portait à la tempe une sombre écume».

L’aspirant Jean Herbillon venait de mourir. Maury blessé, s’effondre.

Après seize jours d’inconscience dans un hôpital de campagne, Claude ouvre les yeux. Hélène est là, à son chevet. Dans un état second, il pense à Jean. Là-haut, alors que la bataille faisait rage, dans cet ultime face à face avec la mort, ils s’étaient réconciliés sans se parler. Quelque chose de supérieur les avait transcendés l’un et l’autre. Quelque chose de plus fort et d’irrépressible. Jean et Claude avaient atteint une autre rive, une rive interdite au commun des mortels, là où les hommes authentiques et purs se reconnaissent, où nul artifice n’a sa place et où seuls les hommes de bonne volonté peuvent se comprendre. Jean Herbillon et Claude Maury étaient de ceux-là.

« Où l’ont-ils enterré ? demanda Claude.

« Près du capitaine ».

« C’est bien».

Sur son lit de souffrances, Claude avait compris que la fraternité est un domaine singulier avec ses codes, ses non-dits, et où les mots sont inutiles. Quelque chose d’indéfinissable en quelque sorte. La fraternité se situe en dehors de l’amour, à côté ou ailleurs. La fraternité, ce sont des étoiles qui scintillent dans la noirceur de l’humanité. Elle est le fruit d’une exigence personnelle qui consiste à dépouiller le vieil homme pour mieux renaître et l’on ne parvient à ses confins qu’après un voyage intérieur. Quand on la tient, elle est inaltérable et immarcescible.

Dés lors, Claude savait qu’Hélène oublierait avant lui Jean Herbillon. »

Didier Rossi

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crédits photos Didier Rossi

 

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