La dernière recension réalisée par notre Compagnon Didier Rossi nous interpelle particulièrement alors qu’une guerre cruelle et injuste à l’est se déroule à nos portes et nous rappelle malheureusement la triste et terrible actualité des dictatures qui broient les Hommes et utilisent systématiquement le mensonge comme méthode de gouvernement.

« Voici un livre et un auteur qui ont marqué la fin du siècle dernier : «  Le zéro et l’infini » et Arthur Koestler.

Né le 05 septembre 1905 à Budapest et mort à Londres le 1er mars 1983, Arthur Koestler de son vrai nom Artur Köesztler est un sujet hongrois de langue allemande. Il optera finalement pour la nationalité britannique et, outre sa qualité d’écrivain, il sera correspondant pour le compte de plusieurs journaux anglais notamment le Daily Chronicle.

En tant que journaliste, il couvrira les conflits qui ensanglantèrent l’Europe et notamment la guerre d’Espagne.

En 1936, alors qu’il se trouve en Espagne pour le compte du Daily Chronicle, il échappe à la condamnation à mort grâce à un échange contre une personnalité franquiste. Cet épisode tragique de sa vie sera le thème de l’un des ses livres : « Un testament espagnol. »

Au début du siècle dernier, il s’engage dans les rangs du parti communiste qu’il quitte assez vite ayant compris que l’idée communiste pouvait être séduisante mais sa réalité un enfer.

C’est en 1940 qu’il publie « Darkness at noon » traduite en 1945 sous le titre « Le zéro et l’infini. »

Le thème de ce livre inspira, plus de vingt après, le réalisateur Costa Gavras qui mit en scène le célèbre film « L’aveu » avec Yves Montand dans le rôle principal.

Avec ce livre fort, terrible et impitoyable, à désespérer de la nature humaine, Koestler nous plonge dans les abysses du système totalitaire où l’homme ne compte plus, sa dignité ravalée et sa conscience torturée au nom d’une idée, le communisme, et son incarnation morbide : le Parti.

Nicolas Salmanovitch Roubachof est un dignitaire du Parti. Le lecteur n’a pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’action se déroule en URSS ou dans ce que l’on appelait jusqu’en 1989, une démocratie populaire, dans la pire période des procès pour délit d’opinion, avec un aphorisme à glacer le sang : « le Parti se renforce en s’épurant ! ».

Roubachof croupit en prison dans une infecte cellule, accusé de conspiration contre l’État, de déviationnisme, de propos défaitistes, de visées complotistes et ce qui n’arrange rien, surtout à cette époque, de trotskisme. Roubachof n’est qu’un simple rouage de l’État totalitaire. Ce qui fait dire à Koestler que « l’histoire a toujours été un maçon inhumain et sans scrupules. »

Roman impitoyable certes mais, là aussi, roman de l’absurde. Roubachof réclame à son geôlier de quoi écrire. Ce dernier lui rétorque qu’il doit présenter des bons.

« Mais on m’a pris mon argent » s’insurge Roubachof.

« Faites une réclamation écrite » lui répond le gardien.

« Mais, je n’ai ni plume, ni papier » s’emporte Roubachof.

« Il faut des bons » renchérit le garde-chiourme.

Absurdité du dialogue, mauvaise foi, mensonge, manipulation,torture morale, tel sera le lot de Roubachof.

Toutefois, ce dernier n’est pas exempt de tout reproche. Loin de là ! Seul dans sa cellule, sa conscience le torture car lui aussi a eu des comportements répréhensibles, n’a pas pris les bonnes décisions, a laissé faire par pusillanimité, par couardise, par lâcheté. Au nom de la raison d’État ? Allez savoir !

Roubachof n’est pourtant pas un personnage falot mais il a fermé les yeux obéissant aveuglément, instinctivement, forcément sans discernement, aux oukases et objurgations du Parti omnipotent et tout puissant.

Ainsi sur ordre du Parti, il rencontre Richard, un militant de dix neuf ans. Roubachof reproche à Richard d’avoir failli dans sa mission en ne distribuant pas les tracts du Parti mais ceux de la section locale rédigés par Richard et sa jeune épouse Annie. Richard se défend en invoquant le caractère pessimiste de cette propagande et à vrai dire contraire à l’intérêt même du parti. Rien n’y fait. Roubachof annonce à Richard que le comité central a décidé de son exclusion. Une semaine après Richard est arrêté.

Un jour, Roubachof est envoyé en mission par le parti, en Belgique. Au sortir du bateau, il est accueilli par le responsable de la section des dockers du coin : le petit Loewy. Un militant dévoué, sincère, un fidèle parmi les fidèles du parti. Un bon gars le petit Loewy connu de tous, y compris de la force publique locale. Avec Roubachof, il font la tournée des estaminets. Manifestement, le petit Loewy a de l’entregent à tel point que « la section des dockers dans cette ville était de par le monde l’une des sections du Parti les mieux organisées. »

Le petit Loewy consacre sa vie au Parti et se lance dans des actions dangereuses. Il vole des armes lourdes pour le Parti. Recherché par la police, il doit fuir. Il se réfugie dans la forêt, mange des écorces d’arbre pour survivre. Il est seul et abandonné. Il attend du Parti des papiers qui n’arrivent pas. Il franchit la frontière. Arrêté en France, il écope d’une peine de prison de trois mois. Le petit Loewy est seul. Désespérément seul. Il retourne en Belgique et rencontre des responsables du Parti qui l’accusent tout bonnement d’être un agent provocateur. Il conte ses mésaventures à Roubachof qui semble agacé.

« Pourquoi me racontes-tu cela » lui demande Roubachof

« Parce que c’est instructif » lui répondit le petit Loewy. «  Pendant des années les meilleurs d’entre nous ont été écrasés comme cela. Le Parti se fossilise. Le Parti a la goutte et des varices dans tous ses membres. On ne fait pas la révolution comme cela. » ajoute-t-il.

Un jour, les dockers refusèrent de décharger la cargaison d’une flottille de bateaux ennemis alors que le Parti, pour d’énigmatiques raisons politiques, avait donné l’ordre contraire. Ordre incompréhensible pour les travailleurs du port qu’ils assimilaient à une besogne de jaunes. Roubachof y alla de sa mauvaise foi en invoquant « les intérêts de notre développement industriel. » Rien n’y fit. Les dockers tinrent tête et refusèrent de se soumettre.

Le Parti sanctionna la section des dockers en évinçant les responsables. Le petit Loewy solidaires de « ses gars » fut accusé, une fois de plus, d’être un agent provocateur. Trois jours après, le petit Loewy se pendit.

Dans son cachot insalubre, constamment éclairé, Roubachof ne peut se départir de l’image du petit Loewy. Il revoit ce corps inerte. Une mort absurde que le Parti a sur la conscience mais le Parti, au moment où le petit Loewy décide d’en finir, c’était lui, Roubachof. Il n’a rien fait et n’a rien dit pour éviter l’irréparable. Roubachof en s’opposant à l’ordre aberrant du Parti aurait sauvé le petit Loewy.

Il pense également à la belle Arlova, sa collaboratrice en charge de la bibliothèque au sein de la délégation commerciale dont on lui a confiée la responsabilité après l’affaire du petit Loewy. La belle et douce Arlova qu’il ne défendit pas, laissant les responsables du Parti l’accuser de préférer les auteurs révisionnistes en lieu et place des auteurs accrédités par le Parti. Sauf que les auteurs dits révisionnistes avaient reçus l’onction du Parti quelques années auparavant. La pauvre Arlova n’avait tout simplement pas eu le temps de « mettre à jour » sa bibliothèque. Pire, on apprenait que le frère d’Arlova avait épousé une étrangère. Ces derniers furent accusés de relations séditieuses avec le pays natal de la jeune épouse et ce, au service de l’opposition.

On n’entendit plus parler d’Arlova.

Dans la pure tradition des procès staliniens, Roubachof subit moult interrogatoires. C’est Ivanof qui l’interroge. Son vieil ami Ivanof avec lequel il crut aux lendemains qui chantent. Ivanof, comme tous les apparatchiks, est aux ordres et, au fond de lui-même , il sait que Roubachof est innocent sauf que le Parti en a décidé autrement. Il obéit, ce qui lui vaut cette cinglante remarque de son ancien acolyte : «  Tu vois Ivanof, nous avons fait l’histoire maintenant vous faîtes de la politique ! »

Roubachof réussit à échanger des messages, en morse, avec un autre prisonnier dont la cellule jouxte la sienne. Il apprend par ce canal de communication que son vieil ami Michel Bogrof, ancien marin du cuirassé Potemkine, commandant de la flotte orientale, décoré du premier ordre révolutionnaire va être exécuté. Lui et Roubachof ont fait leur classe ensemble. Ils étaient comme deux frères !

Roubachof demande à Ivanof les raisons de l’exécution de son vieil ami. Ivanof lui avance une raison insensée : « Bogrof était partisan de la construction de sous-marins de gros tonnage et à grand rayon d’action alors que le parti s’est prononcé pour les petits sous-marins. » En réalité, il s’agit d’une question politique. Les gros sous-marins sont en capacité de servir une politique d’agression pour propager la révolution mondiale tandis que les petits sous-marins sont dévolus à une politique de défense côtière. Il s’agit pour le parti de remettre la révolution mondiale à plus tard. Cette histoire de sous-marins n’est que la traduction de l’opposition féroce entre le trotskisme qui veut exporter la révolution et le communisme qui veut la consolider là où elle a eu lieu.

En préférant l’option des sous-marins à gros tonnage, Bogrof est tout simplement accusé de menées trotskistes.

Ivanof multiplie les interrogatoires de Roubachof comme pour mieux se convaincre de la culpabilité de son camarade, même si, depuis son arrestation, il sait que tout cela est un affreux mensonge, un procès truqué, monté de toute pièce et ne reposant que sur des allégations grossières. Au fil des entretiens, Ivanof veut se convaincre qu’il détient la vérité, il surjoue son personnage mais tout cela sonne faux.

« Si j’avais pour toi la moindre trace de pitié, dit-il à Roubachof, je te laisserais tranquille à présent. Mais je n’ai pas la moindre trace de pitié. Ce vice qu’est la pitié, jusqu’ici je suis parvenu à l’éviter. La plus petite dose et tu es fichu….Nos plus grands poètes se sont anéantis avec ce poison-là. »

Ivanof qui boit sec au cours de ces tête à tête ajoute : «  La plus forte tentation pour des hommes comme nous, c’est de renoncer à la violence, de se repentir, de se mettre en paix avec soi-même. La plupart des révolutionnaires ont succombé à cette tentation, de Spartacus à Danton et à Dostoïevsky… »

Ivanof et Roubachof ont reçu, l’un et l’autre, la même éducation politique, ils ont bu aux mêmes sources d’un enseignement frelaté. Ils ont lu les mêmes auteurs mais n’en tirent pas des conclusions identiques. Pour Ivanof, « le principe selon lequel la fin justifie les moyens est et demeure la seule règle de l’éthique politique ; tout le reste n’est que vagues bavardages… »

Nous y sommes ! Ivanof aurait pu ajouter que l’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Il s’agit bien là de la rhétorique totalitaire où l’homme ne compte pas et n’est qu’une simple variable d’ajustement. Avec ce raisonnement, on justifie au nom d’intérêts supérieurs l’injustifiable et l’abject : l’holodomor, les purges, les pogroms, les massacres, le goulag…Autant de traductions morbides de ce que sont les puissances où la négation de l’homme est un mantra. Pour les esprits totalitaires l’homme est zéro alors qu’il est l’infini pour Koestler.

Jusqu’à présent Roubachof n’a rien avoué, rien reconnu et a contesté fermement les chefs d’accusation retenus contre lui. Mais, il est sur le point de faillir pour sauver sa tête.

Convoqué pour un énième interrogatoire, Roubachof se retrouve en face de l’adjoint d’Ivanof. Un certain Gletkin ! Un animal à sang froid. Roubachof comprend immédiatement que la machine totalitaire va broyer Ivanof à son tour. Ce dernier a-t-il fait preuve de mansuétude, d’indulgence envers son ancien compagnon ? Etait-il trop intelligent ? Avait-il tendance, selon le parti, à trop réfléchir ? A raisonner ? Pas assez obéissant Ivanof ?

Quoiqu’il en soit pour Arthur Koestler « Ivanof était de la vieille école : la nouvelle école, c’était Gletkin avec ses méthodes… »

Méthodes terribles, épouvantables et monstrueuses. Les interrogatoires se multiplient, le jour, la nuit, repos d’une heure ou deux puis nouvel interrogatoire et ce, pendant des jours et des jours. Roubachof est brisé. Anéanti.

« Vous plaidez coupable » demande Gletkin ? 

«  Je plaide coupable de n’avoir pas compris la nécessité fatale qui détermine la politique du gouvernement, je plaide coupable d’avoir suivi des impulsions sentimentales. Finalement, je plaide coupable d’avoir mis l’idée de l’homme au-dessus de l’idée de l’humanité... » lui répond Roubachof.

C’est terminé, épuisé, l’accusé Roubachof signe sa déclaration de culpabilité. Il avoue avoir commis des crimes pour des motifs contre-révolutionnaires et au service d’une puissance étrangère. Gletkin, le monstre froid, a terminé son travail d’investigation et d’enquête. Le procès de Roubachof va pouvoir débuter. Procès absurde et aberrant, nous sommes dans le monde de l’irrationnel…entre le zéro et l’infini !

Pour l’heure Roubachof n’aspire qu’à dormir. A cet instant, il pense à cette plaque à l’entrée du cimetière des Errancis où furent enfouies les dépouilles de Louis-Antoine de Saint-Just, de Robespierre et des principaux membres du Comité de Salut Public. Sur cette plaque est écrit, encore aujourd’hui : « Dormir enfin. »

Le jour du procès, il reconnaît devant le procureur tous les chefs d’accusation. Le reste du procès est une parodie et une grande farce. Roubachof est coupable depuis que le Parti a décidé de sa culpabilité. Le Conseil de la Cour suprême condamne l’accusé à la peine maximale, c’est à dire la mort et à la confiscation de tous ses biens personnels. Roubachof savait qu’à minuit, il quitterait ce monde. Il pensa à Danton criant à ses accusateurs, ceux du cimetière des Errancis : « Vous avez mis vos mains sur ma vie entière. Puisse-t-elle se dresser devant vous comme un défi. Combien de temps faudra-t-il encore que les pas de la liberté soient des pierres tombales ? La tyrannie est en marche ; elle a déchiré son voile, elle porte la tête haute, elle s’avance sur nos cadavres. »

Au moment d’offrir son corps au poteau d’exécution, un sentiment océanique enveloppe Roubachof. Il est libre, définitivement libre. Désormais, il a pour lui l’éternité et le Parti ne peut plus rien.

Le totalitarisme a sa logique implacable. Gageons que Gletkin, pour d’obscures raisons connaîtra, lui aussi, le moment venu, un sort analogue à celui de Roubachof, d’Ivanof, de la belle Arlova et du petit Loewy car ainsi fonctionne la machine à broyer les Hommes.

Le système totalitaire est une machine à fabriquer des martyrs mais il ne sait pas que ces suppliciés restent, par delà l’espace et le temps, vivants dans la mémoire de ceux qui ont pour mission de transmettre leur message au nom, précisément, du devoir de mémoire.

La puissance de vie sera toujours supérieure à la puissance de mort ! »

Didier Rossi.

(Passez votre souris sur l’image et cliquez pour lancer le diaporama)

crédits photos Didier Rossi

 

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