Notre Compagnon, Didier Rossi, nous offre cette recension de l’oeuvre la plus célèbre de Jean Bruller, alias Vercors, romancier résistant, « Le silence de la Mer » publié dans la clandestinité aux Editions de minuit en 1942. En 1943, Vercors rencontrait à Paris Jacques Lecompte-Boinet, chef du Mouvement « Ceux de la Résistance » afin de lui remettre des ouvrages des Editions de Minuit – parmi lesquels « Le Silence de la Mer » – destinés au Général de Gaulle.

« Voici, avec « Le silence de la mer » de Vercors, un livre court, quarante pages dans le format poche, mais fort, puissant quelque peu dérangeant.

En effet, nous aurions presque de la sympathie pour cet officier allemand, Werner Von Ebrennac, qu’un oncle et sa nièce sont contraints d’héberger en raison des arrêts de réquisition pris, après 1940, par les autorités d’occupation.

D’ailleurs ce Von Ebrennac est un émigré d’origine française dont les descendants fuirent notre pays en raison de leur foi protestante. Les Ebrennac furent, peut-être, victimes des dragonnades de Louis XIV ou obligés de se réunir secrètement dans les bois pour prier, de se cacher dans le massif des Cévennes ou dans quelque terre protestante. Jadis, les Ebrennac connurent peut-être les persécutions, l’emprisonnement, la torture car il leur fallait abjurer la RPR c’est à dire la Religion Prétendument Réformée comme l’appelait le pouvoir royal et ses séides.

L’officier de la Wehrmacht Werner Von Ebrennac porte sans doute le poids de cette histoire familiale, aussi lointaine soit-elle. A-t-il réfléchi à tout cela, lui qui se mit au service d’une funeste et sinistre cause ?

Bancroche, Von Ebrennac est un bel homme. Blond, viril, grand, il est l’archétype du junker prussien. Musicien à ses heures, il apprécie la richesse de la culture française. C’est aussi un grand amoureux de la France dans ce qu’elle a de plus raffiné, c’est à dire ses grands auteurs, son architecture, son art de vivre, ses musiciens même si Von Ebrennac estime que, de ce point de vue, aucun musicien français n’égale un Beethoven, un Bach, un Telemann, un Schumann…

L’officier allemand redouble d’efforts pour s’attirer les bonnes grâces de ses infortunés amphitryons. Mais ni la nièce, ni l’oncle ne semblent accorder la moindre importance à sa présence et à ses propos de fin de journée auxquels ils ne répondent jamais.

Ce sera, au cours de cette centaine de jours, un long monologue de Von Ebrennac dont le seul écho fut le silence pesant des deux logeurs. Il conclura ses propos par un sempiternel : « je vous souhaite une bonne nuit » qui restera sans réponse.

Von Ebrennac est un doux rêveur. Il pense que l’Allemagne a besoin de la France et réciproquement. La douceur de la France et l’amour entre les deux peuples frayeront, selon lui, une voie nouvelle vers un bonheur partagé. « La France les guérira (les Allemands) et leur apprendra à être des hommes. » Nous ne sommes pas loin de la fulgurance de Louis Antoine de Saint-Just lors de son discours de 1794 à l’Assemblée : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ! ».

Sauf que les évènements, les opérations militaires et la véritable nature des envahisseurs lui décilleront les yeux.

L’officier allemand fait preuve d’une naïveté confondante en pensant qu’Hitler est habité par un généreux dessein pour les peuples d’Europe et plus particulièrement pour la France.

Un jour, Von Ebrennac gagne Paris pour y retrouver de vieilles connaissances universitaires. Il en reviendra choqué.

« Nous avons l’occasion de détruire la France, elle le sera. Pas seulement sa puissance, son âme aussi…nous en ferons une chienne rampante »  tels sont les propos qu’il entend de la part d’amis, intellectuels allemands séjournant à Paris et avec lesquels il suivit ses études à Nuremberg et Stuttgart.

Atterré, accablé et consterné, il les rapporte à l’oncle et sa nièce. Il comprend dès lors que le IIIème Reich a perverti les plus nobles esprits au point de tuer tout espoir. Il s’est lourdement trompé sur le IIIème Reich, sur le national-socialisme et sur lui.

Tout espoir étant vain, Von Ebrennac annonce qu’il a demandé à rejoindre « une division de campagne en Orient », autrement dit sur le front de l’Est. La jeune fille muette depuis plusieurs mois prend congé de l’officier par ce simple mot : « adieu ! »

Au fond, Von Ebrennac est un brave homme. Son départ pour le front de l’Est sonne comme une sanction qu’il s’inflige pour avoir manqué de discernement à l’égard d’un régime liberticide et dont les exactions dépassèrent l’entendement.

L’oncle et sa nièce résistèrent à leur manière, c’est à dire par leur silence. Silence qu’ils opposent à l’angélisme d’un Von Ebrennac convaincu qu’il était investi, en France, d’une mission civilisatrice.

Comment pouvait-il penser qu’on puisse envahir, pour le civiliser, le pays de Proust, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Hugo, Chateaubriand, Stendhal, Debussy… ? Les yeux mi-clos et frappé de cécité comprenait-il, au moins, ce silence pesant que lui infligèrent deux résistants français ?

Car, l’oncle et la nièce furent d’authentiques résistants tandis que, lui, Von Ebrennac, francophile, sensible à l’objet esthétique et épris de culture s’est lamentablement fourvoyé. Il le sait désormais. Il part sur le front de l’Est. Pour se punir et accomplir son destin… »

Didier Rossi

 

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