Notre Compagnon Didier Rossi vient de relire pour nous: « Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen », la célèbre autobiographie de Stephan Zweig parue postérieurement à son suicide en 1942. Ce tableau résume le sens d’une vie, d’un engagement d’écrivain dans ce XXe siècle qui constitua « le suicide de l’Europe ». Merci à Didier Rossi de nous offrir ce beau travail qui donnera assurément envie à plusieurs d’entre nous, de redécouvrir ou de découvrir cet ouvrage majeur, testament intellectuel de l’auteur.

« Avec «  Le monde d’hier, souvenirs d’un européen » de Stephan Zweig , nous plongeons à nouveau dans les prodromes des deux guerres mondiales. Après le témoignage décisif, pour la compréhension de la défaite française de 1940, que fut le livre de Marc Bloch « L’étrange défaite », Zweig nous offre un éclairage quelque peu différent.

Appartenant à une bourgeoisie privilégiée, Zweig, à l’instar de Bloch est un brillant écrivain. Un pur intellectuel. A une différence près : Stephan Zweig, de confession juive, comme Bloch, préféra quitter son Autriche natale pour se réfugier à Londres dans un premier temps puis au Brésil.

Marc Bloch, quant à lui, choisit le camp du combat contre l’envahisseur puisqu’il fut capitaine dans l’armée française avant de rejoindre, après la défaite de 1940, le camp de la Résistance. Il est vrai que l’on peut résister avec sa plume ou son fusil. Bloch, à la différence de Zweig a choisi les deux.

Cela dit Zweig est un immense écrivain et l’on oublie souvent qu’il fut avant tout un grand biographe. Il faut lire son « Fouché » pour s’en convaincre sans oublier les ouvrages consacrés à Magellan, Romain Rolland, Marie-Antoinette, Marie-Stuart…et de nombreux autres.

L’auteur de « La Peur » naît le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche, c’est à dire en Autriche-Hongrie. Déprimé, fatigué, séparé de son épouse, sans descendance, il se donne la mort par absorption de poison, du véronal, le 22 février 1942, à Pétropolis au Brésil.

Au-delà des récits historiques, Zweig est un auteur incontournable. « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme », « Amok », « La confusion des sentiments », «  Le joueur d’échecs », « Lettre d’une inconnue »…

Nouvelles, romans, biographies, Zweig ne délaisse pas pour autant le théâtre et la poésie : « Les cordes d’argent », « Volpone »…

Il appartient à cette grande école de la culture autrichienne aux côtés de Rainer Maria Rilke, Arthur Schnitzler, Hugo Von Hofmannsthal. Revenons à son livre de souvenirs.

Pour Zweig et avant les terribles déflagrations de 1914 puis de 1939, « Le monde d’hier » c’est celui de la sécurité qu’il appelle « l’âge d’or de la sécurité». La vie en Autriche-Hongrie est douce, calme et paisible et ce, à bien des égards. La monnaie est stable, le niveau des salaires, certes arraché de haute lutte, est correct, les assurances maladie permettent de faire face aux aléas de la vie, de nouveaux droits sont accordés à la population, les maisons sont confortables (eau courante, électricité…) bref selon Zweig l’Autriche-Hongrie et plus particulièrement Vienne est un havre de paix et de bonheur. Rappelons que Zweig bénéficie d’une vie privilégiée et que sa vision de la société austro-hongroise n’est peut-être pas celle de tous ses compatriotes. Mais là, n’est pas le sujet !

Dans cette Autriche-Hongrie du début du XXème siècle l’indolence le dispute à l’insouciance. Les juifs selon Zweig vivent en paix avec le reste de la population et la culture constitue pour eux la porte d’entrée de la société. On parlerait aujourd’hui de l’intégration par la culture ; ce qui, après tout, n’est pas une mauvaise approche pour favoriser le « vivre ensemble. » La suite, nous le savons, n’apportera que des désillusions à Zweig et à l’intelligentsia juive.

En attendant 1914 mais surtout 1938, Vienne apparaît comme la capitale de l’art et de la culture. A l’aube des deux conflits mondiaux, les Autrichiens ne se préoccupent pas des tensions et des affrontements en cours : la guerre des Boers, les Balkans.

Répétons-le la société autrichienne quelque peu repliée sur elle-même n’opposait au monde extérieur au mieux un vague intérêt au pire de l’indifférence.

Ce qui fait dire à Zweig que « l’on vivait bien, on menait une vie facile et insouciante dans cette vieille ville de Vienne, et les Allemands du Nord regardaient avec un peu de dédain et aussi de dépit leurs voisins danubiens qui, au lieu de se montrer fermes et appliqués, rigides observateurs de l’ordre, se laissaient vivre en bons jouisseurs, mangeaient bien, prenaient du plaisir aux fêtes et au théâtre et, avec cela, faisaient d’excellente musique. »

« Vivre et laisser vivre » telle était, à l’époque, la maxime viennoise.

L’école qu’a connue Zweig était celle des nantis. Les bonnes familles autrichiennes mettaient en effet un point d’honneur à voir leur fils « affublé du titre de docteur. » Cette école froide et déshumanisée qu’il qualifie de caserne a laissé de mauvais souvenirs à notre romancier arguant que les maîtres distants n’entretenaient pas de relations spirituelles avec les jeunes gens placés sous leur autorité, menaçant ces derniers, en cas de résultats insuffisants, de les renvoyer de l’école pour apprendre un métier manuel, ce parti pris pédagogique avait pour conséquence de paralyser les élèves ou au contraire de les stimuler. Zweig, lui, plongea dans l’écriture.

Mais Zweig et ses condisciples ne nourrissaient d’intérêt que pour les arts, débattant dans les cafés à la mode des écrits d’Hoffmanstal, de la musique de Mozart ou de Schubert.

Ces jeunes privilégiés ignoraient tout de la politique et des soubresauts du monde. Pourtant, dès les années 20, les ouvriers socialistes autrichiens redressaient la tête, les SA, certes minoritaires, intimidaient la population au nom du national-socialisme tandis que des groupes d’étudiants faisaient, çà et là, le coup de poing au nom du nationalisme allemand.

Tardivement, Zweig comprit « qu’avec le siècle nouveau débutait la ruine de la liberté individuelle en Europe. »

Mais Zweig est un incorrigible optimiste ou, si l’on se montre moins amène avec l’écrivain, nous dirions qu’il fait preuve d’une certaine cécité. Voici notre homme voguant vers les capitales européennes, humant l’air doucereux des cénacles intellectuels et des cercles universitaires.

Ainsi, Paris, à la veille de la grande guerre, lui apparaît comme la ville de « l’éternelle jeunesse ». Il parcourt la capitale à la recherche du Paris éternel c’est à dire celui de Henri IV, du grand siècle de Louis XIV, de Napoléon et de la Révolution, de Rétif de la Bretonne et de Balzac, de Zola…

Il se lie d’amitié avec Romain Rolland, Emile Verharen, André Gide… rencontre Rodin bref une vie légère et agréable à mille lieues des périls qui s’annoncent et que Zweig ne perçoit pas tout de suite. Il n’est pas le seul.

Pour l’heure, il poursuit ses pérégrinations, quittant Paris pour l’Angleterre puis l’Italie, l’Espagne, la Belgique, la Hollande, l’Amérique, l’Afrique, l’Inde mais, éprouvant, cependant, l’ardent désir de trouver un pied à terre. Ce sera, tout naturellement, en Autriche.

On peut légitimement s’interroger sur cette vie de nomade comme il la qualifie lui-même. Zweig semble fuir quelque chose. Il lui faut de toute urgence dévorer les nourritures terrestres, rencontrer les artistes, les écrivains, voyager, lire, écrire…Cette compulsivité maladive masque un grand trouble, une vague prémonition.

Zweig, grand ami de Freud rappelons-le, avait une grande intuition de la complexité des choses et des hommes. Etait-il doté d’une prescience que le contact avec l’illustre psychothérapeute avait nourrie et renforcée ? On peut légitimement le croire.

Toutefois, quelques années avant la première guerre, il est convaincu que le salut de l’humanité est dans l’unification de l’Europe car, « ...jamais l’Europe n’avait été plus puissante, plus riche, plus belle… »

Mais, selon Zweig, cette Europe prospère, riche, quelque peu hautaine est victime de son arrogance autrement dit de l’hubris.

L’excès de puissance résultant du dynamisme inhérent à chacun des pays du vieux continent serait, pour lui, la raison majeure expliquant la Première Guerre mondiale. En effet, « chaque Etat avait soudain le sentiment d’être fort et oubliait que le voisin se sentait exactement comme lui, chacun voulait davantage et une part du bien de l’autre. » écrit-il. Cette thèse mériterait d’être confrontée avec celles d’autres historiens ; nous pensons notamment au livre « Les Somnambules » de Christopher Clark.

Ce qui surprend Zweig au début de la Première Guerre et notamment lors de la mobilisation, ce sont les débordements de joie, la liesse irrationnelle qui emporte les populations, chacun des belligérants étant convaincu d’une part que la guerre sera de courte durée et que, d’autre part, il en sortira vainqueur.

Zweig assiste surpris et inquiet à cette vague d’exaltation des jeunes autrichiens qui « avaient peur de manquer une expérience aussi merveilleuse et excitante ; c’est pourquoi ils se pressaient tumultueusement autour des drapeaux, c’est pourquoi ils chantaient et poussaient des cris de joie dans les trains qui les menaient à l’abattoir… »

Le monde était tourneboulé car même les esprits les plus fins, les plus raffinés, les plus civilisés sont devenus subitement des va-t-en guerre. Le fanatisme l’emportait au nom du nationalisme.

En ces premiers jours de guerre, nous sommes fin 1914, Zweig, fidèle à lui-même refuse de sombrer avec ses contemporains dans ce qu’Alain Finkielkraut appelle « la défaite de la pensée » pour se réfugier dans sa thébaïde où il livrera, seul, sa guerre personnelle, c’est à dire « la lutte contre la trahison dans l’actuelle passion des masses. »

Zweig, nous l’avons dit, fera la guerre, sa guerre, à coup de plumes et il écrira un fameux article intitulé, « A mes amis de l’étranger » qui fut diversement reçu par ses compatriotes mais que son ami Romain Rolland apprécia et auquel il répondit par son célèbre « Au-dessus de la mêlée », texte invitant les intellectuels européens à la raison et à la mesure. En vain. Le seul langage audible par les populations attisées parfois par des publications mensongères, était celui des armes. Défaite de la pensée, défaite de l’intelligence.

Et Zweig, opiniâtre, armé de son stylographe, poursuit sa guerre aux côtés de son grand ami Romain Rolland, infatigable homme de paix, humaniste, généreux et convaincu que la liberté est le bien le plus précieux à l’Homme en ce début de XXème siècle.

Combat intellectuel honorable mais vain car la patrie de Zweig connaîtra la défaite, le déshonneur et sera finalement démembrée.

Qu’à cela ne tienne, notre homme de lettres retrouve la route des voyages avec son éternelle Italie et la « nouvelle Russie » selon ses propres mots, désormais aux mains du pouvoir bolchévik. Grâce à la complicité d’amis moscovites, il prend conscience que cette nouvelle Russie n’est qu’artifices et mensonges.

La Première Guerre terminée avec un Traité de Versailles qui porte en germe 1939, l’Autriche bien qu’appauvrie, blessée et humiliée retrouve un vague sentiment de sérénité. Il y a bien cet homme quelque peu excité, vociférant, vitupérant et menaçant les gouvernants européens responsables d’un traité de paix, le Traité de Versailles, infamant pour le peuple allemand, un certain Adolf Hitler.

Allons donc qui peut donc croire en ces années 30 au destin de cet homme ?

« A l’exception de quelques généraux, toutes les hautes charges de l’État demeuraient exclusivement réservées à ceux qui avaient une culture universitaire… et qui ne pouvaient concevoir qu’un homme qui n’avait pas même achevé ses études primaires et qui, à plus forte raison, n’avait pas fréquenté l’université, qui avait couché dans les asiles de nuit et, pendant des années, gagné sa vie par des moyens demeurés obscurs, pût jamais approcher une place qu’avaient occupée des barons Van Stein, des Bismarck ou des prince Bulow » s’étonne Stephan Zweig.

La maison de Zweig, à Salzburg, proche de la frontière, en regardait une autre située à quelques encablures, à Berchtesgaden précisément : celle du futur dictateur.

Aussi l’auteur d’Amok décide-t-il de quitter son refuge pour gagner l’Angleterre où il commencera l’écriture de la biographie consacrée à Marie-Stuart.

Après un bref retour à Salzburg au cours duquel sa maison est perquisitionnée, Zweig, sentant que les nuages s’amoncelaient dans le ciel de son pays natal décide de fuir définitivement et de gagner une nouvelle fois Londres.

Il assiste, là, à l’espérance suscitée par les accords de Munich qui ne fut qu’un marché de dupes. Autrichien reclus en Angleterre, Zweig sort peu. Effondré par le sort réservé aux juifs, par la barbarie qui s’abat sur l’Europe et par la folie des hommes, il se réfugie dans la lecture et l’écriture puis, peu à peu, dans la dépression. Il s’exilera au Brésil où, nous le savons, il se donnera la mort.

Zweig a mené un combat qu’il pensait pouvoir gagner en mobilisant, par ses écrits et ses relations au plus haut niveau – en écrivant à Mussolini la grâce d’un patriote italien – les intellectuels européens.

Il ne voulait pas sombrer dans la trahison des clercs. Il estimait de son devoir de prendre la plume pour en appeler à la conscience universelle des Hommes. Il avait foi en la raison ; en ce sens il était, lui aussi, un fils des Lumières et de la Révolution française qu’il admirait tant.

Le livre de Zweig nous interpelle encore aujourd’hui car son actualité est plus brûlante que jamais.

Quel est le rôle de l’intellectuel dans un conflit armé ? Un insatiable pétitionnaire ou un véritable combattant à l’instar d’un Malraux, au sein des Brigades Internationales, lors de la guerre d’Espagne puis de la Résistance ? Un Saint-Exupéry ? Un Genevoix ? Quel est le poids du crayon face au canon ? Telles sont, parmi d’autres, les questions posées par cet ouvrage de souvenirs.

Laissons à Stephan Zweig la conclusion de cette recension : «  Mais toute ombre après tout, est fille de la lumière et seul celui qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence, a vraiment vécu. »

Didier Rossi

 

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