Notre Compagnon, Didier Rossi, nous offre la recension du fameux ouvrage de Roger Vercel : « Capitaine Conan », inspiré des souvenirs de guerre de l’auteur qui fut normand le temps de ses études effectuées à l’Université de Caen avant-guerre.

 C’est un roman très particulier que celui de Roger Vercel : Capitaine Conan.

Vercel, né au Mans le 08 janvier 1894, poursuit des études de lettres à la Faculté de Caen avant de s’éteindre en 1957, le 26 février. Victime des gaz lors du premier conflit mondial, il achèvera sa Grande Guerre en tant que magistrat-instructeur sur le front de l’Orient, plus exactement en Roumanie puis en Bulgarie.

 Capitaine Conan est donc en grande partie un récit autobiographique. Notons que Vercel aura quelques soucis au sortir de la seconde guerre mondiale en raison d’un article jugé antisémite, qui fut publié en 1940 dans le journal Ouest-Eclair qui deviendra, comme chacun le sait, Ouest-France. Il ne fut pas le seul ! Cocteau, Giono, Chardonne et de nombreux autres eurent, au lendemain de la guerre, à fournir des explications sur leurs agissements.

Beaucoup, après avoir obtenu « l’absolution » des autorités de la République, poursuivirent leur carrière d’écrivain, certains avec beaucoup de succès. Comme quoi la puissance d’oubli efface parfois les turpitudes et les ignominies.

Cela dit, les autorités ne lui en tiendront guère rigueur puisque Vercel fut élevé au grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur.

Rappelons que Capitaine Conan obtint le prix Goncourt en 1934 et que ce roman fit l’objet, en 1996, d’une adaptation cinématographique par le metteur en scène Bertrand Tavernier, avec un premier rôle tenu de manière magistrale par Philippe Torreton, sociétaire de la Comédie française. A cet égard, ce dernier obtint un César pour son interprétation du personnage principal, en l’occurrence le Capitaine Conan.

Il faut lire mais, plus encore, voir le film de Tavernier tant est éblouissante l’interprétation de Torreton. Un grand film servi par un grand roman.

D’aucuns objecteront à la lecture du roman ou après avoir visionné le film, que Capitaine Conan recèle quelques relents d’antimilitarisme. Sauf que Conan est un grand soldat, intrépide, courageux, volontaire et d’une telle proximité avec ses hommes qu’on se demande si le roman de Vercel et le film de Tavernier n’auraient pas toute leur place dans les bonnes écoles de management qui fleurissent çà et là !

Conan est un officier atypique et reconnu, puisque la hiérarchie militaire l’élèvera au grade de capitaine.

C’est que Conan a tout compris des hommes. Comment les diriger ? Pour quels objectifs ? Avec quels moyens ? Au service de quelle stratégie ? Autant de termes et de concepts du monde managérial que Conan maîtrise à merveille et qu’il sait traduire à ses hommes lesquels, galvanisés, accomplissent des prouesses hors du commun.

Le roman de Vercel n’est autre que la narration des faits de guerre de Conan par un jeune lieutenant appelé, le lieutenant Norbert dont l’auteur ne nous livrera le prénom qu’à la fin du livre. On se demande bien pourquoi. Au fond, Vercel c’est Norbert. Norbert et Conan sont amis. Une amitié faite d’admiration envers Conan pour Norbert.

Physiquement Conan c’est du solide : « C’est un petit breton, un malouin râblé, à épaules larges, avec de gros bras durs et une tête ronde, un visage qui semble avoir été repoussé du dedans par une boule, des joues rouges et luisantes…Il a gardé le béret, l’uniforme bleu-marine, la fourragère rouge des chasseurs à pied, son corps d’origine. Cinq étoiles et trois palmes se touchent sur le ruban trop court de sa croix de guerre. Légion d’honneur. » écrit l’auteur de Remorques.

Conan est différent des autres officiers comme en témoigne la couleur de son uniforme, bleu marine.

Ses galons et ses décorations, Conan les obtint en commandant un corps franc. « Il exécutait des coups de main d’une audace terrifiante et ses cinquante types, ses hommes, lui obéissent mieux qu’au bon Dieu. » précise Vercel. L’expression : « ils se feraient tuer pour lui » n’est pas vaine. Conan exerce sur eux un tel pouvoir de séduction et de persuasion qu’ils en arrivent à se mettre en marge des us et coutumes et du règlement militaire. Les Beuillard, Rouzic, Grenais, Forgeol …ne reconnaissent dans cette fichue guerre des Balkans dont ils ignorent les buts, qu’une seule autorité, qu’un seul chef : Conan.

Mais diable, qu’a-t-il de si particulier ce breton têtu, solide buveur et noceur, une fois le combat terminé ? Pourquoi une telle dévotion, une telle adoration et un tel respect ? Après tout, ce ne sont pas des soldats d’active et ils n’ont qu’une seule envie, qu’un désir ardent : rentrer chez eux. D’autant que l’armistice a été déclaré depuis plusieurs mois et nous sommes en 1919 !

Mais voilà pour Conan, la qualité d’un chef au-delà du courage, c’est l’exemplarité. « Tu vois mon vieux Norbert quand il faut aller à la « riflette » avec mes gars, j’y vais le premier avec le couteau entre les dents » telle est la réplique de Torreton dans le film de Tavernier au lieutenant Norbert, qui l’interroge sur cette admiration sans borne que lui vouent ses hommes.

Pour commander et diriger, il faut aimer, pour ce qu’ils sont, ceux dont on a la responsabilité. C’est vrai dans l’armée. Est-ce si différent dans le monde du travail ?

Qui sont donc les hommes de Conan, c’est à dire ceux du corps franc ? Qui sont ces soldats valeureux auxquels le commandement militaire confie des missions périlleuses voire impossibles ?

« Tu vois Norbert, mes gars je les ai pris en prison chez les préventionnaires. Et ce qu’ils ont fait y’en a pas beaucoup qui l’aurait fait, pas beaucoup » s’exclame Conan. De là à dire que c’est avec les fortes têtes que l’on fait les meilleurs soldats, il n’y a qu’un pas et c‘est ce que pense vraisemblablement le capitaine Conan.

Ayant poursuivi quelques études supérieures, Norbert est nommé, à son corps défendant, commissaire-rapporteur chargé d’instruire les affaires de discipline de la division. Cette nomination non souhaitée de Norbert déclenche l’ire de Conan qui accuse tout bonnement Norbert de pactiser « avec ces planqués de l’état-major. »

 Évidemment, le corps franc de Conan bénéficie d’un régime spécial. La cagna dans laquelle se réfugie ses gars, regorge de « richesses » de toute nature, la plupart volées à la population, prises à l’ennemi ou aux armées alliées : vin, viande, vêtements…, régime envié par certains officiers que Conan ne manque pas « d’acheter » à coup de bouteilles de vins et spiritueux pour assurer la tranquillité de ses hommes. « Tu parles d’un régime spécial Norbert. Quand on nettoie les sapes (les tranchées) au couteau avec mes gars, en voilà un drôle de régime spécial. »

 Norbert est subjugué par la personnalité de Conan qui n’hésite pas à défier l’autorité militaire et il sait, par ailleurs, que les tâches les plus ingrates, les combats les plus dangereux, les risques les plus fous, ce sont Conan et ses braves qui les assument au péril de leur vie. Ce régime spécial explique sans doute la mansuétude des officiers supérieurs qui savent bien que, de toute façon, Conan n’est pas de leur monde.

« Je savais qu’il n’y avait là ni inconscience ni bravade, mais volonté tenace de lutte, lutte contre l’étroit formalisme militaire, la routine odieuse des casernes où l’on prétendait le plier. » comprend le lieutenant Norbert à propos de la personnalité de son ami.

Et puis surgit l’affaire du Palais des Glaces. Sordide affaire au cours de laquelle des soldats masqués agressent, avec une violence inouïe, des membres du personnel pour voler la recette de la soirée. Une caissière trépanée et une autre, suite à un terrible coup de crosse, atteinte d’une péritonite aiguë. Tel est le bilan de ce braquage.

Norbert enquête et ses soupçons s’orientent vers trois soldats de Conan : Grenais, Beuillard et Forgeol.

Conan est hors de lui. Ses gars sont-ils coupables comme le subodore Norbert ? Conan s’en moque et il lance au commissaire-instructeur cette terrible saillie : « Ces gars-là, les Grenais, Beuillard et Forgeol, je leur ai appris à ne pas se faire tuer, comprends-tu ? A ne pas se faire baiser par le premier couillon venu, dans ton genre !… Si je les défends ? Mais le jour du jugement, j’irais plutôt empoigner le « colon » pour lui gueuler, foutez-leur la paix, vingt dieux ! La paix qu’ils vous ont gagnée à vous comme aux autres… »

Argument imparable qui ne saurait justifier l’acte odieux commis au Palais des Glaces.

L’instruction est rapide comme souvent avec l’armée notamment en temps de guerre. Le jugement est rendu dans la foulée. Malgré le témoignage à décharge de plusieurs officiers, les soldats de Conan sont condamnés à trois ans de prison. Conan est hors de lui. Il vocifère, braille et s’emporte.

Il en veut à cette hiérarchie militaire qui ne sait pas, ou pire refuse, de reconnaître la valeur de ses soldats.

« Mais mon vieux Norbert cette guerre, toi et tes « lopettes » vous l’avez faite tandis qu’avec les trois mille que nous étions, nous l’avons gagnée. » Tel est Conan. Excessif, emporté mais, lui aussi, plein d’admiration et de dévotion pour ses hommes.

Étrange effet miroir où les hommes, les vrais, se jaugent, se reniflent puis se reconnaissent pour fonder cette fraternité des armes qui les installe définitivement à côté de la masse des soldats. Ceux de Conan, c’est à dire les trois mille, ont leur code et leurs règles. Une soldatesque ? Est-ce si simple. Certes « tous n’étaient pas des anges » comme disait Kessel mais des hommes, des vrais, oui assurément…

De la même manière, Conan s’emporte à propos de l’affaire Erlane. Un fils de bonne famille « balancé » dans cette guerre des Balkans et dont la mère réclame, à coup de lettres auprès du général de division, la libération.

Jean Erlane n’est pas fait pour la vie militaire. Or, à la demande de son chef, le lieutenant de Scève, il doit porter un message confidentiel sur une position avancée. Il s’égare et pénètre dans les lignes bulgares. Capturé Erlane remet, sous la contrainte, le message dont il est porteur. Les bulgares informés des positions de l’armée française feront de nombreux tués dans ses rangs.

Erlane responsable ? Pour Conan c’est simple, Erlane n’a rien à faire dans l’armée. Il le verrait avec une soutane plutôt qu’en uniforme car pour lui « … les types qui ont foutu un flingue dans les pattes de ça (Erlane), au lieu d’un cierge, ils avaient l’œil américain. Erlane, c’est le trouillard pur jus, le trouillard cent pour cent. » Il donne la leçon à de Scève en lui affirmant qu’il lui appartenait de trier les lâches, les vrais, des autres. De Scève ne l’a pas fait et a confié, au surplus à Erlane, une mission d’une importance capitale. Pour Conan, de Scève a tort ! Confie-t-on à un officier d’artillerie la conduite d’un destroyer alors qu’il n’en a pas les compétences ?

Jean Erlane sera condamné à mort avec dégradation militaire.

Et puis un jour, le tempérament impétueux de Conan le conduisit à commettre l’irréparable en brutalisant le mari d’une de ses conquêtes. Ce dernier jeté dans l’escalier se fractura la colonne vertébrale. Conan subira le sort des coupables du Palais des Glaces et du jeune Erlane. La prison !

Entre temps, la compagnie et ses prisonniers se projettent en Roumanie près du delta du Danube. C’est que « Les rouges » comme dit le petit breton menacent de prendre pied sur le sol roumain.

Il faut organiser la défense. Accompagné d’un garde, de De Scève et de son ami Norbert, Conan inspecte le dispositif. « Tu vois si j’étais à leur place, c’est par là que je passerais, alors tes mitrailleuses pas trop fixes ! » dit-il à de Scève.

Conan avait vu juste. « Les rouges » tentent une percée là où on ne les attendait pas et c’est Conan avec ses préventionnaires, les Grenais, Beuillard, Forgeol, Erlane et tous les autres, qui forcent les gardes à ouvrir la porte de leur prison et repoussent l’assaillant à grand renfort de grenades et de mitrailles. Le combat s’acheva à l’arme blanche. Aux côtés de Conan, il y avait les mêmes : ses gars ! Jean Erlane sera tué et sa mère apprit qu’il mourut en héros. De Scève, touché en plein cœur, ne retrouvera pas la mère-patrie.

La guerre, cette fois-ci, est définitivement terminée et chacun retrouve la vie civile.

Quelques années plus tard, le lieutenant Norbert, André Norbert, retrouvera Conan, chez lui, en Bretagne. Visage bouffi, fort embonpoint, paupières lourdes, Norbert ne reconnaît plus son ami. « Tu vois Norbert je finis de crever » et le capitaine Conan ajoute « tu vois les trois mille, t’en trouveras un ou deux par-ci, par-là. Regarde-les bien, mon vieux Norbert, ils sont comme moi. »

Le retour à la vie civile est impossible pour Conan et ses hommes. Ils ont connu autre chose, ils ont touché du doigt un autre monde, monde fait d’êtres authentiques et vrais, ils ont pataugé dans la mélasse de la pâte humaine pour trouver refuge vers un autre ailleurs, ils ont surnagé dans l’horreur, dans la médiocrité mais ils ont trouvé un joyau :  ils se sont trouvés, eux les trois mille, ils se sont révélés les uns aux autres, ils se sont compris sans parler, formant ainsi une sorte d’élite interdite au commun des mortels. L’essentiel est accompli. Ils sont déjà morts.

 

Didier Rossi

 

 

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